La première fois que j’ai conduit seule : un vertige de liberté
Il y a des instants qui s’impriment dans la mémoire avec la netteté d’un cliché Polaroid. Des moments charnières, minuscules et immenses à la fois. Pour moi, c’était un jeudi matin, en hiver. Les clefs de la 2cv posées sur le buffet de l’entrée, mon père qui me les tend avec un sourire un peu tremblé, et cette phrase que j’attendais depuis des mois : « Tu peux y aller seule, maintenant. »
C’était ma première fois au volant, sans moniteur d’auto-école, sans passager, sans personne pour me dire quand tourner ou à quel moment rétrograder. Une route banale entre la maison et le lycée. Douze kilomètres à peine. Mais dans mon esprit, c’était une épopée. Un cap franchi. Une conquête de territoire.
L’habitacle comme espace de réinvention
Je me souviens de la sensation étrange de m’installer sur le siège conducteur. J’avais déjà conduit des dizaines d’heures, mais ce jour-là, la voiture semblait différente. Plus vaste, plus silencieuse. Comme si elle m’écoutait. J’ai ajusté le rétroviseur, baissé le chauffage, démarré le moteur. J’avais l’impression de respirer autrement.
Sur les premiers mètres, le silence était total. Pas seulement dans la voiture, mais en moi. Un silence d’introspection. Est-ce que je maîtrisais vraiment la voiture ? Est-ce que j’avais pensé à tout ? Est-ce que les autres conducteurs allaient sentir que j’étais novice ? Et puis très vite, ces questions se sont dissipées. Il y avait le rond-point, le feu rouge, le bruit du clignotant, le reflet du soleil sur le pare-brise. Et surtout, il y avait ce sentiment grisant de décider seule, à chaque seconde.
Conduire, c’est choisir
Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai compris que conduire, ce n’était pas simplement déplacer une voiture. C’était décider. Où aller. Quand s’arrêter. À quel rythme avancer. À gauche, à droite, tout droit. Conduire, c’est affirmer une direction. C’est reprendre la maîtrise du récit.
Dans une société où l’on apprend très tôt aux femmes à demander, à attendre, à s’excuser, prendre le volant seule, c’est se positionner. Ce n’est pas anodin. Ce n’est pas « juste » un trajet. C’est une manière de dire : je sais où je vais. Et j’y vais par moi-même.
Une liberté immédiate
Ce jour-là, j’ai ressenti une forme d’émancipation physique. Une liberté concrète, presque brute. J’avais l’autorisation – que dis-je, la capacité – de bouger sans dépendre de personne. Si je voulais faire un détour, je pouvais. Si j’avais envie d’aller ailleurs, personne ne me retiendrait.
Ce qui m’a frappée, c’est la rapidité avec laquelle cette liberté devient naturelle. En arrivant au lycée, je me suis garée, j’ai coupé le moteur… et j’ai souri. Ce qui, une heure plus tôt, me paraissait insurmontable, était déjà devenu un automatisme. La peur avait cédé la place à l’assurance.
Un souvenir fondateur
Des années ont passé. J’ai changé de voiture. De vie aussi. J’ai roulé dans des métropoles, sur des routes de campagne, en solo ou avec mes enfants à l’arrière. Mais ce moment fondateur ne m’a jamais quittée. Cette première fois au volant, seule, reste un repère. Un instant de bascule. Comme une porte qui s’ouvre vers l’âge adulte.
Ce n’était pas une prouesse technique. Ce n’était pas un exploit. Mais c’était, pour moi, une victoire intime. La sensation de pouvoir m’approprier un espace qui, longtemps, a été culturellement réservé aux hommes. Et la preuve que la confiance ne vient pas avant l’expérience, mais avec elle.
Partager ces récits
Si je raconte cela aujourd’hui, c’est parce que je suis persuadée que nous sommes nombreuses à avoir vécu ce moment avec la même intensité. Et que ces récits méritent d’être partagés. Parce qu’ils disent quelque chose de notre rapport à la voiture, bien sûr, mais aussi de notre cheminement vers l’indépendance.
La voiture n’est pas qu’un objet de consommation ou un outil de mobilité. C’est un espace symbolique. Un prolongement de soi. Un lieu de transition où l’on se découvre capable, autonome, libre.
Alors oui, ce n’est qu’un trajet. Mais quel trajet.
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